31 mai 1921 : L écho infernal de l'hécatombe qui vient de s'achever obsède
encore les survivants . Les mutilés de guerre que l'on rencontre fréquemment dans
les rues, des villes et villages de France sont l'incarnation grimaçante, le reproche
spectrale des victimes envers ceux dont la mort n'a pas voulu, les soldats
rescapés , qui s'efforcent d'oublier.
C'est en cette année 1921 que naît à Tarare une petite Félicie Marcelle Bolevy
Enfant d'après guerre de cette génération nouvelle , promesse d'un monde de paix
que l'on veut croire définitif : Félicie , fille d'Antonin et d'Emma : mes grands
Parents .
Après la démobilisation , Antonin a dû par nécessité reprendre le petit commerce
de vins de son père , négoce qu'il pratiquera avec talent bien que son goût
personnel l'eut plutôt incliné aux métiers du livre , typographie et reliure qu'il
envisageait comme un art. Par défaut sa vie sera entourée de livres et aussi
d'appareils photographiques son autre passion. Emma sa femme est le pur produit
de l'école de ta troisième République. Enfant d'ouvriers elle va aussi loin que
l'assignation sociale le permet à l'époque en obtenant avec brio son brevet
supérieur, sorte de continuation du certificat d'étude , degré ultime de la formation
que dispense l'école primaire , le seul enseignement qu'elle connaîtra.
La jeune Félicie, le goût de l'époque lui préfère son second prénom Marcelle
prétendument plus moderne , est élevée dans l'esprit de ces valeurs; elle apprend
vite à lire et vite est convaincue de la puissance de l’écrit, car la lecture , ce don
magique nouvellement acquis , lui fait parcourir L’immensité du temps et de
l'espace : du nord Canadien avec jack London aux jardins d'Hamilcar en
compagnie de Flaubert . « C'était à Mégara fauboufg de Carthage » six mots
seulement pour abolir 14 siècles et lui faire , le bref temps de les lire , traverser la
méditerranée... L’enfant est fascinée par ce prodige .
Viendra ensuite de façon progressive l'entrée périlleuse dans le labyrinthe des
sentiments adolescents , avec Stendal et sa Chartreuse de Parme elle rencontrera
son premier amour et restera fidèle à Fabrice del Dongo jusqu'à ce que 90 ans
plus tard, ses yeux trahissent sont désir de lire et que l'extrême vieillesse consume
sa pensée.
Enfant douée , elle vit l'école comme un monde accueillant , première du Canton
au concourt organisé par l'enseignement primaire , l'école est faite pour elle ; elle
y est facilement heureuse.
Après le certificat d'étude elle est reçue sans difficulté au Lycée Saint Just de
Lyon , à deux pas des antiques ruines , vestige de cette civilisation latine , toile de
fond des humanités de l'époque.
Le passage à l'Université, corollaire de cette enfance studieuse , elle le doit à ses
parents qui ont accepté les sacrifices qu'exigent de longues études. Antonin
souhaite pour cette fille qu'il aurait aimé garçon , une véritable indépendance ;
aux lettres dites pures Latin et Grec que privilégie alors l'Université , il
recommandera plutôt l'étude de l'anglais , dont il ne sait rien mais dont il pressent
une pratique plus facilement monnayable que celle du théâtre d'Eschyle .
Las en ses temps redevenus funestes : nous sommes en 1939 , Benito Mussolini
revisite lui aussi le passé romain mais ce n'est pas pour exalter la poésie de
Virgile, quand à son ami Hitler , si il à des vues de son coté sur l'Angleterre c'est
pour se réserver l'exclusivité du tourisme outre-manche . Ainsi privée d'Albion
Félicie apprendra donc l'Anglais comme la trace écrite d'une civilisation disparue ;
elle se passionnera pour la philologie et les subtilités de la littérature
Elisabéthaine , Elisabeth N''1 car la 2 n'est encore qu'ambulancière dans l'armée
britannique , confessant avec une pointe de snobisme préférer les vers de
Christopher Marlow à ceux de l'éternel William , se risquant à L’orée du XVll siècle
en rédigeant un mémoire sur « l'amour et le mariage au temps de la Reine Anne" ;
mais comme ses parents , ne désespérant pas contre toute logique de voir un
jour la défaite des forces de l'axe , elle s'inquiète de ne pouvoir être comprise à
l'oral lorsque l'Angleterre sera redevenue accessible . Dans cette langue dont elle
ne sait que mal prononcer les mots , Christopher muet depuis 400 ans ne peut rien
pour elle.
Ainsi , c'est d'abord par nécessité qu'elle rencontrera Anne Flyer la lectrice
d'anglais de l'Université qui deviendra au fil du temps son amie. Anne est juive son
fiancé aussi , natif de Vilnus il a cru trouver refuge en France , nos frères Hitlériens
ayant entrepris avec une obstination méthodique d'exterminer tous les habitants
du Ghetto . Pour ces deux là , l'échappatoire Lyonnaise n'est qu'un sursis car le
régime de Vichy ne constitue pas une assurance vie.
Félicie et ses parents hébergeront les deux réfugiés et les aideront à se procurer
des papiers . Cela ne fera pas d'eux des héros mais c'est quand même tout à fait
suffisant pour finir sa vie à Auschwitz ou plus sommairement contre un mur, à la
sauvette.
C'est dans ce contexte qu’apparaît Louis Challéat , Alias commandant Berthier
chargé d'unifier les maquis du Rhône et de la Loire, ce jeune officier de carrière
bien que d'origine Lyonnaise connaît peu la région de Tarare, on l'a renseigné d'un
contact possible Place Courtille la maison d'Antonin et d'Emma...
Le mariage de Louis et de Félicie aura lieu en 1945 le restaurateur de Tarare
surnommé je ne sais pourquoi « Le Marquis » devra faire de la magie avec les
cartes d'alimentation pour célébrer dignement l'événement , car la France est loin
d'avoir retrouvé sa prospérité. La liesse des jours libres est endeuillée de
découvertes macabres que les nouvelles filtrées de l'époque avaient tues
Auradour sur Glane , l'innombrable cortège d'autre exécutions criminelles et enfin
la terrifique révélation des camps d'extermination .
Félicie obtiendra sa licence d'Anglais contre la promesse faite au jury d'un séjour
linguistique ; promesse tenue mais seulement 40 ans plus tard car pour l’instant
elle vit conjugalement le hasard des affectations militaires. Le commandant
Berthier est redevenu le sous lieutenant Challéat , de son coté Maurice Papon à
retrouvé opportunément la préfectorale poursuivant sa prestigieuse carrière . La
hiérarchie sociale est sauvée , tout est enfin rentré dans l'ordre !
Je nais en Avril 1946 à Tarare, Louis Challéat à ldar Roberstein occupe
l'Allemagne qu'il s'étonne d'avoir vaincue , mission d'une telle importance que le
colonel lui refuse la permission de voir son fils nouveau né. Olivier naîtra trois ans
après , Olivier mon frère qui mourra en montagne 26 ans plus tard, foudroyé en
pleine verticalité d'un paroi austère : destin de ceux qui osent défier les dieux.
Félicie qui avait avoué à ses parents le désir de vivre des moments historiques
sera comblée au delà de toutes ses espérances , la providence lui octroiera un rôle
de figurante certes , mais de premier plan . Après 60 millions de morts d'un
conflit planétaire, la France plus modestement s'attaquera à la question coloniale ,
somme toute des guerres plus à sa portée . Ainsi le Lieutenant Challéat
embarque pour ce qui s'appelait alors l’Indochine , mais le destin ayant revêtu le
costume d'Ho chi Minh déjoue encore les plans de l'état major . L artillerie du
lieutenant Challéat ne sauvera pas nos colonies d'extrême orient, le bateau fait
demi tour à quelques encablures de Marseille, on n'a plus besoins de ses canons :
Ho Chi Minh à gagné , cependant la République soucieuse de préserver ses fils
d'une pernicieuse oisiveté , leur fournira presque aussitôt l'occasion de se
rattraper avec l'impossible mission de pacifier l'Algérie . Pacifier , c'est le terme
officiel . Le capitaine Challéat accomplit cette tache dans les montagnes des Aurès
en loyal officier Républicain , mais sans enthousiasme, avec la sensation de lutter
à contre courant de l'histoire , s'identifiant plus facilement à ces combattants
démunis dont il fût lui aussi vingt ans passés , qu'a cette partie de la population
dont sa mission est de défendre l'existence et les intérêts . ll persuade sa femme
de le rejoindre, malgré l'hostilité de la hiérarchie militaire . Félicie accepte , elle est
la seule femme du camp . Avec l'aide d'un « appelé » diplômé des beaux arts , le
second classe Reynier , improvisé maître d'école qui s'occupe des garçons ,
contre l'avis unanime , elle fonde une école de fille. C'est une école sous la tente
avec des caisses de munitions d'artillerie transformées en pupitre , on y prépare
de la chorba et des pâtisseries , on trace des lettres , on compte , on peint des
paysages à l'aquarelle on sculpte de la glaise , on coud des vêtements « à la mode
de Paris »....
Dans cet espace clos séparé des atrocités du dehors par une mince épaisseur de
toile on peut vivre pour un temps limité une enfance presque heureuse. Félicie
n'est dupe , ni de la vanité , ni de l’ambiguïté de sa démarche . Ces petites filles
à partir de l'adolescence dans ce milieu rural ne seront plus autorisées à sortir. Un
monde brièvement entrevu se refermera pour longtemps , à jamais pour la majorité
d'entre elles, et en dépit de toute volonté d'humanité : c'est la guerre, Ies
atrocités mutuelles cristallisant les haines , l'enseignement ne peut être
considérés de part et d'autre comme neutre et sans arrière pensée. En ces temps
amers ou l'innocence de l'action et les meilleurs intentions ne sont crues par
personne , il ne peut y avoir de pardon pour les gens de bonne volonté... Félicie
persistera quand même, persuadée que le savoir est le seul antidote à la tyrannie
et au malheur.
Elle continuera avec conscience et obstination un travail d'institutrice dans l'école
de filles de maison carrée banlieue d'Alger où son mari a enfin été muté après
plusieurs années passées dans les montagnes du sud de Sétif . De tragiques ,
vaines et ultimes convulsions annoncent la fin de ce monde agonisant sans que
l'aube nouvelle soit vraiment annonciatrice de jours meilleurs pour ses habitants,
mais la France se désintéresse brusquement de ces pages sanglantes : ses
préoccupations ont changées , elle sont pour les militaires celles de la « guerre
froide " et de la dissuasion nucléaire . Aux obus ont succédé les missiles ,
l'artilleur Challéat est ainsi muté de nouveau en Allemagne Fédérale , puis à Berlin
poste avancé du rideau de fer : sentinelle en quelque sorte .
Année 1963 l'Algérie est indépendante depuis un an , John Kennedy vient d'être
assassiné , j'apprends sa mort au Lycée français à Berlin où la famille se trouve
exceptionnellement réunie. Louis Challéat vit sans le savoir ses derniers jours dans
l'armée ; envoyé une nouvelle fois en Algérie pour organiser en concertation avec
le FNL au pouvoir , le rapatriement des dernières forces armées françaises encore
sur place , il y est victime d'un grave accident de voiture qui met fin
définitivement à sa carrière militaire.
De retour à Lyon Félicie cherche un emploi ; l'Université a besoin d'une
bibliothécaire pour sa section lettre , elle n'a pas vraiment le diplôme requis n'est
pas issue de I'école de chartes , mais la nécessité fait qu'elle est retenue pour un
contrat d'une année : elle y restera plus de dix . Ce sera pour elle une période
heureuse parce que elle renoue avec sont goût des livres et de la transmission du
savoir , et aussi parce-qu'elle est aidée par de très jeunes collègues motivées
bienveillantes et dynamiques.
Sa retraite ne signera pas la fin de toute activité ; du temps libre dont elle dispose
désormais , elle en consacre une partie à ses petits enfants. La mort tragique de
Sylvestre , mon second fils la détermine à travailler bénévolement pour l'UNAFAN4
association d'aide aux personnes souffrants de troubles psychiques ; un peu
comme par le passé en Algérie , son action passe par la cuisine ou malgré son âge
avancé elle se dépense quasi quotidiennement , persuadée que la confection des
repas , leur prise en commun et la vaisselle communautaire sont aussi d'essence
thérapeutique. Comme en Algérie elle ne veut pas distinguer ce qui est considéré
comme trivial , de l'art , de l'étude ou de la thérapie , et les tables une fois
débarrassées, le réfectoire devient atelier d'écriture
2025 Le Lieutenant Colonel Challéat repose depuis plus de trente ans auprès de
son fils Olivier et de son petit fils Sylvestre dans le cimetière montagnard de Saint
Christophe en Oisans , Trente années durant lesquelles Félicie à poursuivi sa route
animée des mêmes convictions qui l'ont déterminée à prendre sa part d'humanité
en s'impliquant modestement dans ces activités qui l'ont en retour préservés de la solitude.
Aujourd'hui elle a quitté le monde des vivants qui n'était plus vraiment le sien
depuis ces dernières années passées chez sa petite fille Mathilde et son mari Fred
qui l'ont hébergé et se sont occupé d'elle affectueusement jusque 'à l'ultime
instant de sa mort.
Elle aura sa vie durant porté les espoirs de son temps , féministe presque à son
insu , elle a lutté pour l'instruction des jeunes filles , instruction qui lui a toujours
paru comme le préalable , la condition absolue de l'émancipation sous toutes les
latitudes , croyant peut être un peu naïvement que le savoir et la raison
triompheront finalement de la misère et de l'injustice .
« Vous qui êtes assoiffés de justice , vous êtes le sel de la terre et votre Iumière
doit briller devant les hommes » affirme l’Évangile de Mathieu .
Sa lumière ne fut sans doute qu'une faible lueur dans l'épaisseur des ténèbres et
son éclat n'éblouira pas les hommes. Elle ne fut pas une femme d'engagement
militant , mais elle eut le soucis de ne pas trahir ses idéaux.
Sa vie quotidienne à la fois exigeante et faillible laissera le souvenir d'un femme de
bonne volonté . A ce titre elle a rejoint le peuple des humains , dont on peut dire
avec Mathieu qu'ils furent le sel de la terre .